jeudi 31 mai 2012

La présentation


Alors petite explication pour ce texte, il s'agit d'un texte écrit dans le cadre d'un atelier d'écriture animé par Virginie Lou, datant du 10 décembre 2010. Pour ce texte il fallait réinventer sa vie, le thème était assez libre et m'a beaucoup plu. De plus quel meilleur jour que celui de son anniversaire pour se réinventer une vie?


Aujourd'hui est le jour de mon vingtième anniversaire, c'est également le jour de ma présentation qui aura lieu dans quelques heures. Je serai enfin considérée comme une femme aux yeux des miens et aux yeux de nos lois. Je pourrai alors me marier et avoir une descendance, mais surtout je pourrai enfin utiliser mon art en toute liberté, sans restrictions aucunes si ce n'est qu'il faut que je cache ce don aux personnes extérieures à notre communauté et ignorantes de nos traditions. 
L'heure de la cérémonie approche. J'attends dans ma chambre que les femmes de ma famille viennent m'aider à me préparer. J'ai déjà revêtu la robe blanche de la cérémonie de présentation. Cousue dans un lin tissé finement, la robe tombe jusqu'au sol qu'elle frôle dans un léger bruissement, révélant mes pieds à chacun de mes pas. Quant à mes bras ils restent dénudés, aucune étoffe aussi légère soit-elle ne doit entraver mes mouvements, c'est par mes bras et mes mains que mon talent peut s'exprimer, sortir de mon être et agir sur le monde qui m'entoure...

J'ai grandi dans le sud de la France, dans des collines boisées et brûlées par le soleil, bien trop loin des forêts de pins couvertes d'un manteau de neige des pays scandinaves d'où ma famille est originaire. Nous vivons comme les hommes de notre siècle, enfin presque... Nous n'utilisons aucune de leurs technologies qui rendent les hommes idiots, impotents et fous, nous n'allons pas dans leurs écoles qui n'enseignent que des futilités et qui enfoncent dans le crâne des enfants des récits historiques faussés par la vanité, la peur, l'orgueil, la colère, la volonté ou la religion des hommes qui ont gouverné et gouvernent encore notre monde. Dans la région où nous vivons nos voisins considèrent notre communauté comme une secte, des gens étranges regroupés autour d'une religion qui n'a aucun sens pour eux. Seuls quelques-unes de ces personnes connaissent notre véritable identité et nous respectent suffisamment pour ne pas dévoiler nos secrets. Qu'importe ce que les gens pensent, nous sommes ce que nous sommes, tant pis si la plupart d'entre eux ne nous comprennent pas, nous même nous ne les comprenons pas.

...Ma sœur Jasmin me rejoint dans ma chambre, accompagnée de ma mère, elle vient m'aider à finir de me préparer dans le respect des règles de cette cérémonie: seules les femmes âgées de plus de vingt ans et parentes de la jeune fille ont le droit de l'aider à se préparer. Il en est de même pour les hommes, qui lors de leur préparation ne peuvent être assisté que par des membres masculins de leur famille. 
Ma sœur se munit d'une brosse et commence à me coiffer. Ma mère quant à elle, prépare les poudres et les pâtes pour mon maquillage en dosant avec minutie les pigments. Elle a peu changé depuis ces vingt dernières années, elle a conservé sa belle chevelure dorée dont j'ai hérité, toujours regroupée en une longue tresse qui lui descend au bas du dos, sa silhouette est toujours aussi fine, une finesse qui traduit sa force et sa vivacité, toujours intactes après toutes ces années, mais pour combien de temps encore... 

Cette femme si forte et si fragile qu'est ma mère, a été le pilier de mon éducation. Elle m'a bien sur appris à parler, à bien me comporter, à lire, à compter, à trouver de quoi me sustenter dans la forêt, à reconnaître les simples et toutes les autres plantes utiles. Et puis lorsque j'ai atteint ma dixième année, elle m'a initié à l'art de notre famille. Durant deux années elle a été mon unique professeur et m'a appris toutes les bases de la maîtrise de notre don. Les autres femmes de notre communauté se sont jointes à ma mère pour continuer mon enseignement lorsque j'ai eu quatorze ans. J'ai appris d'elles bien plus que l'on ne peut l'imaginer. Mais lorsqu’est venu le jour de mon dix-huitième anniversaire, je n'ai eu plus qu'un seul professeur. Une femme que j'ai choisi, ou plutôt que les dieux m'ont désigné,  la seule personne qui puisse continuer mon apprentissage et m'apprendre ce dont j'ai besoin pour développer mon don: Menthe, une vieille tante éloignée, issue de la branche maternelle de ma famille, un peu folle mais douée dans sa spécialité.

...Ma sœur a fini de me coiffer les cheveux en quatre longues tresses, les deux tresses qui encadrent mon visage descendent le long de ma poitrine, leurs extrémités garnies de plumes m'arrivent à la taille. Les deux autres tresses situées à l'arrière de mon crâne sont relevées et attachées selon un motif complexe. Je m'agenouille sur le parquet sombre de ma chambre et ma mère en fait de même, ses mouvements sont cependant lents et douloureux à en juger par sa légère grimace. Elle attrape pots et pinceaux et m'applique sur le visage une poudre blanche afin d'éclaircir mon teint, elle me peint les lèvres avec une pâte rouge sang et souligne mes yeux avec du charbon de bois. Me voilà farder pour la cérémonie. Ma grand-mère entre cérémonieusement dans ma chambre. Ses lèvres pincées et son front plissé témoignent d'une gravité inhabituelle chez elle et rapidement démentie par son regard malicieux et l'esquisse d'un sourire ainsi que d'un clin d'œil qu'elle m'adresse. Elle porte dans ses mains aux doigts longs et fins un petit coffret en bois de cerisier gravé de mille motifs et orné de feuilles d'argent. Son arrivée nous prévient que l'heure de la cérémonie approche et qu'il faut se hâter. Ma grand-mère pose le coffret sur ma table de travail et l'ouvre. Je me lève et me rapproche du coffret bien que je n'ai pas besoin de regarder à l'intérieur pour savoir ce qu'il contient: les bijoux en argent pour la cérémonie...

Je maîtrise parfaitement notre art, mais mon domaine de prédilection est la communication avec les esprits. Tous les esprits, ceux des humains et des animaux, qu'ils soient encore dans leur enveloppe charnelle ou pas. Je peux faire passer des messages entre les vivants et les morts, je peux commander ces esprits, mais cette pratique est rarement utilisée car les conséquences peuvent être terribles. Je peux également communiquer avec les végétaux, ce qui est peu commun car le langage des végétaux est presque inaudible pour les êtres humains, même pour ceux qui comme nous maîtrise l'art. Je ne suis pas la seule personne de ma famille à communiquer avec les végétaux, Menthe également et c'est pourquoi elle est devenu mon unique professeur lorsque j'ai eu dix-huit ans et ce malgré son grand âge, ses divagations étranges et ses pertes de mémoires de plus en plus fréquentes. Mais elle a été un excellent professeur, je suis fière d'avoir été son élève. 

...Un cri me fait sortir de mes pensées, je mets quelques secondes à comprendre que ce cri sort de ma propre bouche. Je me tais et remarque enfin la douleur qui me vrille le creux du bras: ma mère me pince en me regardant avec mécontentement. Elle relâche enfin ma chair malmenée que je frotte vivement pour en chasser la douleur. Des gloussements résonnent alors dans ma chambre, je regarde sans comprendre ma sœur et ma grand-mère qui rient dans un coin en nous regardant ma mère et moi. Perdue dans mes pensées j'étais partie bien loin de ma chambre et de la cérémonie qui devrait bientôt débuter. Je  me tourne à nouveau vers ma mère qui m'adresse un regard de reproche: il n'y a pas de temps à perdre en rêveries.
Une fois les derniers échos des rires envolés, ma sœur m'attache autour de la taille la ceinture de cuir constituée d'un ensemble de poches destinées à accueillir le matériel de première nécessité. Et le poids sur mes hanches me fait comprendre que la ceinture a été remplie. Chaque ceinture est décorée par les membres de la famille et comme le veut la tradition c'est mon père et mon frère qui se sont chargé de cette tâche. Ils ont orné la ceinture de perles de bois et de plumes. Quant à la boucle qui maintient la ceinture fermée, elle est faite en argent et gravée de mille motifs, dont le plus gros occupe le centre de la boucle, c'est le symbole de notre art. Ma mère pare de bracelets mes bras nus tandis que ma grand-mère passe des boucles à mes oreilles, deux petites billes d'argent gravées du symbole de notre art, tout comme ma ceinture. Je suis enfin prête...

Dans peu de temps il faudra que je songe au mariage. Il est préférable pour ma famille que j'épouse un homme maîtrisant notre art, même si nos lois nous permettent d'épouser des personnes extérieures à notre communauté et n'ayant aucun don. Cela est déjà arrivé par le passé et souvent le ou la jeune mariée délaisse son art pour vivre comme l'être aimé. Notre communauté ne manque pas de prétendants, mais le mariage n'est pas pour moi une priorité, même si je comprends la nécessité d'assurer une descendance pour la survie de notre art, je préférerais voyager et découvrir le monde avant de m'installer et de fonder une famille. Fonder une famille... en ai-je vraiment envie? 

...On a fait sonner la cloche annonçant le début de la cérémonie, l’heure est venue.


Dans une grande clairière, toute ma famille, nos amis et tous les membres de notre communauté sont rassemblés en une masse compacte scindée en deux par une allée délimitée par des bougies. Au bout de ce chemin de lumière une petite place a été aménagé et au centre de laquelle brûle un grand feu. Alignés en demi-cercle autour du feu et face à l'assemblée, une partie de mes professeurs attend dans un silence brisé par le crépitement des flammes. Et alors que je m'approche du feu en suivant le chemin de bougie, Menthe, située au centre du demi-cercle et qui préside la cérémonie en qualité de professeur premier, m'adresse un sourire rassurant à travers les flammes qui danse entre nous et devant lesquelles je m'arrête. Debout face au feu, face à mes professeurs, sous le regard de nos dieux, je tends mes mains devant moi, les paumes tournées vers le ciel. Je lève la tête et ferme les yeux quelques secondes, avant de les rouvrir sur la toile sombre piquetée d'étoiles du ciel. Chacun à leur tour mes professeurs parlent, ils racontent mon histoire, mon apprentissage, ils affirment à tous les connaissances que j'ai acquise auprès d'eux, le savoir-faire que je possède à présent et l'art que je maîtrise. Menthe est la dernière à parler et après avoir résumé les paroles des autres professeurs, elle s'avance de quelques pas vers le feu. Elle annonce alors mon don pour la communication avec les esprits, un don qui guidera ma vie au sein de notre communauté mais aussi au sein de tous les peuples vivant sur cette terre qui nous a mise au monde, qui nous nourrit et que nous rejoindrons lorsque notre heure sera venue. Son monologue terminé, elle s'est avancée de quelques pas jusqu'à ce que le feu vienne lécher sa robe afin de ramasser au creux des flammes une braise rougeoyante. La braise fumante à la main, elle a contourné le feu et s'est placé face à moi. Tout en récitant une incantation dans le langage des anciens elle grave au cœur de chacune de mes paumes le symbole de notre art à l'aide de la braise brûlante. Sa tâche achevée, Menthe est retournée à sa place, en remettant dans les flammes la braise encore rouge. Je la suivis du regard et la vis se frotter les mains sur sa tenue dans le vain espoir d'apaiser la douleur de la brulure laissée par la braise sur ses doigts. Toujours immobile, face au feu et les bras tendus je ferme les yeux et retiens avec peine des larmes de douleur. Quelques battements de cœur plus tard, je rouvre les yeux et me retourne face à l'assemblée, les paumes toujours présentées au ciel, je déclare haut et fort pour que tous les membres de l'assemblée m'entendent, pour que les dieux m'entendent, et pour que notre mère la terre m'entende aussi: « Je me présente à vous en ce jour anniversaire de ma venue au monde. Je suis Gentiane et je suis une sorcière. »


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